Je me heurte parfois à une telle incompréhension de la part de mes
contemporains qu'un épouvantable doute m'étreint : suis-je bien de cette
planète ?
Et si oui, cela ne prouve-t-il pas qu'eux sont d'ailleurs ?
Et
quand je dis "qu'eux", je pense à Fernande, certes, mais pas seulement à
elle.
Tous et toutes me sont étrangers.
Mon crémier, mes enfants, Benard
Tapie, Platinouille ou Mac Enrotte, la speakerine d'Antenne 3 ou Paul Bocuse
ne sont pas de mon univers.
Je n'arrive qu'au prix d'efforts surhumains à
m'intéresser aux faits et gestes de la grande-duchesse de Luxembourg.
Même
Marguerite Duras, la papesse gâteuse des caniveaux bouchés, m'ennuie.
Ce
n'est pourtant pas la moitié d'une conne puisqu'elle fait le même métier que
Max Gallo.
Mais j'ai beau me plonger et me replonger dans les feuilletons de
cul à l'alcool de rose de cette apologiste sénile de l'infanticide, ça
m'emmerde autant que l'annuaire du Lot-et-Garonne.
(Surtout, évitez
l'annuaire du Lot-et-Garonne : c'est nul.)
Si encore cette incompréhension jouait à sens unique.
Mais, hélas, je
soupçonne Mme Duras de ne pas lire mes livres, et Paul Bocuse de ne pas
écouter ces chroniques.
Il n'est pourtant pas sourd de se trop masturber, un
grand maître queux de cet acabit, ça ne branle que du chef.
Ou du batteur à
oeufs.
Encore que celui-ci fasse battre ses oeufs par ses poules : s'il
était aussi souvent à ses fourneaux qu'à la télé, on ne l'appellerait pas
"le Schwartzenberg des queues de poêle".
Ce matin encore, j'ai été frappé par cette incompréhension réciproque
entre les humains et moi.
J'étais allé avec ma femme acheter quelques
bouteilles de vin au coeur du vieux Bercy, chez un petit négociant qui vous
fait goûter ses crus avec un quignon de pain et une rondelle de saucisson.
D'ailleurs, je ne comprends pas qu'on achète du vin sans l'avoir goûté au
préalable.
Il ne viendrait à personne l'idée d'acheter un pantalon sans
l'essayer avant.
Alors, Dieu me tire-bouchonne, ne refusez pas à votre
bouche ce que vous accordez à vos fesses.
Le marchand habituel était absent.
Je ne connaissais pas son remplaçant.
J'ai deviné d'emblée que nous ne nous comprendrions pas : il portait un
béret et je ne comprends pas qu'on porte un béret.
- Bonjour messieurs-dames ! nous a-t-il lancé.
Je ne comprends pas qu'on dise "bonjour messieurs-dames".
Je lui ai demandé,
le plus poliment, leplus délicatement possible, de retirer ces paroles et
d'ôter son béret, mais c'est alors que j'ai compris, une fois de plus, que
l'incompréhension jouait dans les deux sens.
Je l'ai deviné au ton
légèrement agacé qu'il a pris pour me dire : "Et pour monsieur, qu'est-ce
que ce sera ?"
Pourquoi n'avait-il pas dit : " Qu'est-ce que c'est ? " Pourquoi
employait-il le futur ?
Pourquoi nous projeter ainsi dans l'avenir, en pleine science-fiction ?
Je suis d'une autre planète, vous dis-je.
- Je voudrais du vin, finis-je par avouer.
- Du vin pour tous les jours ?
Pourquoi avait-il dit "du vin pour tous les jours ?", Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ?
Voulait-il exprimer qu'il avait également en stock des vins pour
un jour sur deux ? Des vins pour toutes les nuits ?
N'avais-je pas décelé un
soupçon d'animosité dans le ton de cet homme ?
Si je lui avouais que je
buvais du vin tous les jours, n'allait-il pas appeler la police ?
J'essayais
de rester calme, pour ne pas affoler Syphillos qui s'agrippait à mon bras.
(Ma femme s'appelle Syphillos.
Je le souligne à l'intention du
tourneur-fraiseur qui tourne autour.
Pourquoi les fraiseurs toument-ils ?
Pourquoi les tourneurs fraisent-ils ? Pourquoi ?)
- Oui, monsieur, je voudrais du vin pour tous les jours.
J'en profitais pour lui expliquer, avec ménagement, que j'avais pris
l'habitude de consommer du vin même le mardi.
- Tenez, c'est comme cette dame, pour vous donner un exemple : c'est ma
femme pour tous les jours, n'est-ce pas ?
Alors, lui :
- Ah mais, y fait ce qu'y veut.
Tiens, pour tous les jours y n'avons une
petite côte de Duras qu'a de la cuisse.
Y sera pas déçu.
Et pour dimanche y
veut rien ?
Cet après-midi, j'ai voulu m'offrir un bouquet de fleurs pour tenter de me
consoler de ce perpétuel fiasco dans mes rapports affectifs avec ceux qu'il me
faut bien appeler mes semblables, car enfin nous avons le même nombre de
jambes, le même nombre de bras, le même nombre d'oreilles, le même nombre
d'yeux (vous avez vu : j'ai pas dit couilles).
La fleuriste était du genre
noiraude et trapue, courte-cuisse et velue du mollet.
Sur ses jeans était
écrit : I love the Lot-et-Garonne.
J'aurais dû me méfier.
- J'ai faim.
Je suis d'Agen, me dit-elle.
Le patron s'appelle Bruno, mais il
est pas là.
Qu'est-ce que vous voulez ?
- Une douzaine de tulipes, s'il vous plaît.
- C'est pour offrir ?
"Qu'est-ce que ça peut te foutre, boudin", pensais-je avec une certaine
retenue dans l'élégance du verbe.
Pourquoi ? Pourquoi cette femme
tentait-elle de s'immiscer dans ma vie privée ?
- Non, non, mademoiselle, c'est pour moi.
Elle enroba les fleurs dans une feuille de journal et dit :
- C'est trente-deux francs.
- Oui.
Bon.
Voilà.
Mais, vous ne pourriez pas me les envelopper un peu plus
joliment, ces tulipes ?
- Y m'a dit que c'était pas pour offrir...
- Non, en effet, mademoiselle.
Ces fleurs sont pour moi.
Je... je pensais
cependant mériter de votre part les mêmes égards que vous eussiez montrés
pour ma marraine.
Mais, bon, tant pis.
Adieu, mademoiselle.
Nous ne sommes
pas faits pour nous comprendre.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Le seul être qui m'ait un peu rasséréné fut le
boucher.
Je lui ai pris un steak haché.
Il m'a demandé si c'était pour
offrir.
J'ai dit que non, que c'était pour moi.
Il m'a quand même mis deux
très jolis papiers autour.
Pierre Desproges - Chroniques de la haine ordinaire