Les rues de Paris ne sont plus sûres.
Dans certains quartiers chauds de la capitale, les
arabes n'osent plus sortir tout seuls le soir.
Tenez, mon nouvel épicier, M. Rachid
Cherquaoui, s'est fait agresser la nuit dernière dans
le XVIIIème.
J'aime bien M. Rachid Cherquaoui.
Il est arrivé dans le quartier il y a six mois.
Il venait de racheter le fonds de commerce de
M. et Mme Lefranc qui périclitait.
Il faut dire que, pendant les heures
d'ouverture de l'épicerie, Mme Lefranc se faisait pétrir par le
boulanger.
Tandis que M. Lefranc en profitait pour aller
boucher la bouchère.
Le reste du temps l'épicier se ratatinait sur des
enfilades de ballons de muscadet, au Rendez-vous montmartrois
de la rue Caulaincourt, en compagnie de M. Leroy, le
boucher.
Les deux hommes s'estimaient
mutuellement.
Outre qu'ils vaquaient aux mêmes trous, ils
avaient en commun une certaine idée de la France faite à la
fois de fierté municipale, de foie régional et de front
national.
Une haine tenace pour les grandes surfaces, les
étrangers et l'eau minérale les rapprochait
encore.
Chaque soir, quand M. et Mme Lefranc
réintégraient enfin leur commerce à l'heure de Collaro, ils
se dépêchaient de fermer la boutique pour ne pas rater
Bouvard.
Tant et si bien que les clients, lassés de
poireauter aux poireaux, avaient fini par reporter leurs
instincts légumiers crépusculaires vers le
supermarché.
"Femme, dit un soir M. Lefranc, sur un ton
solennel qui ne lui était pas coutumier, nous sommes pris à la
gorge par les gros à la solde de l'étranger. Nous allons
devoir vendre l'épicerie."
Mme Lefranc opina du sous-chef car c'était une
femme réservée.
Hélas, l'épicerie, forcément, personne n'en
voulait.
A quelque temps de là, alors qu'il glougloutait
ses petits blancs en maudissant le Maghreb, Vichy St-Yorre
et les établissements Mammouth, M. Lefranc vit venir à
lui un petit homme bien mis, quoique de style
relativement basané.
"Bonjour, monsieur, dit le petit homme. Vous
êtes bien M. Lefranc?
- Qu'est-ce qu'il veut, ce melon? lança M.
Lefranc, prenant la salle à témoin de l'outrecuidance de
l'intrus.
- Je vous prie de m'excuser, mais je ne suis
pas un melon. Je suis épicier, dit le petit homme. Je
m'appelle Rachid Cherquaoui. J'ai vu que vous cédiez votre
bail. Ça m'intéresse.
- Merde alors, dit M. Lefranc en tapant sur la
table. Ça me ferait vraiment chier de voir un fainéant de
bicot dans mon magasin. Plutôt crever."
Après s'être ainsi brillámment exprimé, M.
Lefranc se dit qu'il ne tomberait jamais deux fois sur
pareil gogo.
Le lendemain, en toute discrétion, il signait la
cession de son bail à M. Rachid Cherquaoui.
Puis il prit le train à Montparnasse pour aller
finir ses jours en Morbihan dans sa villa, Ker Mein
Kampf en compagnie de Mme Lefranc qui se consolait de son
ultime étreinte dans le pétrin en caressant déjà le projet
de baratter le crémier de la rue du Varech de
Quimperlot-les-deux-crêpes.
On n'entendit plus jamais parler
d'eux.
Dans le quartier, nous sommes très contents du
nouvel épicier.
Pour des fainéants, c'est incroyable de voir à
quel point les épiciers arabes se lèvent tôt et se couchent
tard. C'est à se demander quand ils regardent les jeux de 20
heures.
Pour nous, c'est vraiment pratique.
Le dimanche soir, par exemple, M. Rachid ne
ferme jamais l'épicerie tant que le quartier n'est pas
rentré de week-end, Dimanche dernier, je suis allé
chercher une salade et un pain de mie à 9 heures du soir
passées. C'était encore ouvert.
Il était en train de jouer aux dominos avec
un autre Marocain qui lui ressemblait
beaucoup.
"C'est mon frère Mohamed. Mohamed, je te
présente un client très gentil." (Je suis très
gentil.)
Je dis :
"Bonjour monsieur Mohamed. Vous êtes aussi
du quartier ?
- Oui, monsieur. Je viens de racheter la
boucherie de la rue Lamarck.
- La boucherie de M. Leroy ?" Je m'étonnais
que M. Leroy, qui avait la même fierté, le même
foie et le même front que M. Lefranc, ait consenti lui aussi
à céder son commerce à un individu de type non gaulois
vachement prononcé.)
"Au début, il a fait des difficultés, reconnut
M. Mohamed. Il a dit qu'il ne traitait pas avec
les melons.
" Je lui ai dit : "Monsieur Leroy, on vous
aura mal renseigné; je ne suis pas un melon, je suis
blanchisseur."
" Il a gueulé : "Quoi, ma boucherie ? Pour en
faire un pressing ? Y sont pas bien, ces
ratons !"
" Et moi j'ai dit : "je ne suis pas un raton, monsieur Leroy, je
vous dis que je suis blanchisseur. Raton laveur, à la rigueur si vous y tenez..."
Alors
bon, il m'a foutu dehors.
" On a signé le lendemain."
Je me rappelle que ce dimanche soir-là, avant
de me laisser repartir avec mon pain et ma laitue, M.
Rachid avait tenu à nous faire goûter un petit sancerre
blanc de l'année, qu'il venait de recevoir. Encore un peu
vert, mais très fruité.
Lui-même ne s'en était servi qu'un tout petit
fond de verre, par politesse, pour trinquer.
Comme il dit : "Faut que je fasse attention.
Je suis moitié musulman, moitié diabétique."
Mais moi, je sais bien qu'il préfère les
bordeaux rouges...
Ce matin, pour la première fois depuis six
mois, le rideau de fer de l'épicerie Cherquaoui est resté
baissé.
M. Mohamed, dans tous ses états, m'a appris que
son frère venait d'être hospitalisé avec dix points de
suture au visage.
Il avait été attaqué au couteau, à la nuit
tombée. Par des inconnus.
Alors, M. Mohamed et moi sommes allés
chez le fleuriste d'à côté faire l'acquisition d'une
poignée d'anémones.
Et je l'ai accompagné à l'hôpital.
Les rues de Paris ne sont plus sûres...
(c) PIERRE DESPROGES.