Il se peut que cette chronique soit la dernière.
Considérez-la comme mon testament.
Ce matin, à six heures trente, à l'heure où Phoebus darde encore ses rayons
dans sa poche, on a sonné à ma porte.
- Ce ne pouvait pas être le laitier.
Je ne bois pas de lait le matin, ça fait
cailler la tequila de la veille au soir.
- Ce ne pouvait pas être le KGB.
Je suis au mieux avec Moscou.
J'ai rencontré
l'autre jour un ingénieur de Tchernobyl qui se désirradiait dans la piscine
Molitor, je lui ai dit : "J'aime beaucoup ce que vous faites." On ne sait
jamais.
On n'est jamais trop prudent.
- Ce ne pouvait pas être les miliciens de Pasqua.
J'aime beaucoup Pasqua.
Ce look " Don Camillo uber alles ", je ne résiste pas.
Hier encore, je lui ai
téléphoné pour lui cafter les agissements de ce connard de Jean-Claude
Bourret qui veut entrer dans la résistance avec Polac et Denise Fabre pour
la sauvegarde du service public.
Alors que fut-ce ? Qu'ouissai-je ? Qui donc ébranlait mon huis ?
Enfer et boule de bitte : c'étaient les déménageurs.
Tout à mon sommeil dans les bras de Morphée et sous les genoux de la mère de
mes enfants présumés, j'avais oublié que je quittais ce matin mon somptueux
gourbi parisien pour aller vivre désormais dans un minable manoir de
banlieue extrêmement surfait, c'est pas la peine de m'emmerder avec l'impôt
sur les grandes fortunes, je fais rien qu'à rétrograder dans l'aisance.
On est bien peu de chose, mes frères, en pyjama rayé façon Auschwitz, face à
six gros bras velus, pétants de santé et armés de sangles de cuir, qui vous
soufflent à la gueule, par les naseaux béants de leurs mufles ouvriers,
l'air encore frais du matin, frémissants de leur impatience à vous casser la
baraque.
Ils se sont engouffrés dans mes murs comme six Minotaures assoiffés
de vengeance mobilière et affamés de commodes Louis XV, pardonnez
l'anachronisme, j'aurais dû dire " de bahuts Hercule ", mais on n'a pas la
sérénité d'André Castelot devant son Mallet-Isaac quand on est piétiné à
l'aube par une horde d'hommes des bois de lit.
"Par où qu'on commence ?" a mugi le plus féroce qui paraissait être le chef
(les touffes de poils échappées de son poitrail à la Fichet-Bauche
étouffaient le crocodile de son débardeur Lacoste, signe distinctif du chef
de meute chez les tribus porteuses de piano à queue sur la tête).
"Commencez par où vous voulez, mais ne me frappez pas, monsieur, s'il vous
plaît", ai-je supplié, en lui baisant les doigts à tout hasard, pour apaiser
son courroux.
En moins de temps qu'il n'en faut à l'éjaculateur précoce pour prendre congé
d'Ornella Mutti, ils s'étaient répandus dans les étages en rugissant les
ahanements gutturaux des terribles écumeurs de l'habitat urbain (Urbain VI,
le saint patron des balanceurs d'armoires par la fenêtre du troisième).
Je me précipitais, en rampant sous la moquette pour ne pas être reconnu,
vers la chambre conjugale, pour prévenir ma bien-aimée, qui a le sommeil
plus lourd que le cul, afin qu'elle trouve le temps de s'échapper avant
qu'ils ne l'affolent avec leurs gros bras de grizzlis banlieusards.
Hélas,
ils l'avaient déjà roulée dans le dessus-de-lit et jetée dans le monstrueux
camion noir de leurs forfaits impunis.
Je suis allé me réfugier dans mon
bureau en gravissant l'escalier sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller
l'attention de l'ennemi.
A vrai dire, je gravissais sur place.
Pas
étonnant, ces maudits salauds avaient déménagé l'escalier.
Il me restait les
chiottes.
La seule pièce de la maison qui fermait à clé.
Ils n'iraient pas
me chercher là.
A l'heure où j'écris ces lignes, il n'y a plus un bruit dans la maison.
Il est près de dix-neuf heures à ma montre.
Je ne pense pas qu'ils
reviendront ce soir, mais je n'ose pas sortir.
Avant que le silence ne se
rabattît sur la maison, j'en ai entendu un pousser, à travers les murs de
pierre taillée, un son bestial qui m'a semblé reproduire le ricanement
typique de l'ichtyusaure haineux de la section Le Pen du préquatemaire.
"On le finira demain matin", m'a-t-il semblé comprendre.
Je n'étais
évidemment pas en mesure de savoir s'il parlait du déménagement ou de
moi-même.
Aussi bien, dans le doute, m'abstins-je.
C'est pourquoi, chers amis de France Inter, au lieu d'enregistrer cette
émission, comme à l'accoutumée, dans un chaleureux studio de Radio France,
j'émets aujourd'hui de ce réduit obscur aux murs recouverts des graffitis
obscènes, scabreux, anodins ou poétiques que j'ai moi-même gravés au feutre
quand c'était le bon temps, le temps de l'insouciance, le temps d'avant les
déménageurs.
Demain, je quitterai la maison pour toujours.
Il ne m'en restera que ces
quelques pensées-là, scribouillées à la hâte sur la laque ocre-blanc de ce
cabinet, dont je reste le chef.
Et, tandis que le crépuscule attend la nuit
pour étendre son grand manteau de velours mauve beaujolais sur la ville et
sur les gens, je relis à n'en plus finir le mot terrible de Talleyrand sur
son lit de mort.
A moins que ce ne soit un mot de Talleyrand sur le lit de
mort de la duchesse de Montorgueil, mais qu'importe, c'est un mot terrible
qui nous dit que :
"L'éternité c'est long, surtout vers la fin."
Pierre Desproges - Chroniques de la haine ordinaire