Que Lénine me pardonne, mais il faut vraiment être con ou Soviétique
pour
supporter la promiscuité d'un con - ou d'un Soviétique - pendant six
mois,
dans l'habitacle épouvantablement exigu d'une cabine spatiale.
Je me fais cette réflexion chaque fois que je sors d'un ascenseur à
moitié rempli d'un autre être humain.
On se sent rarement aussi profondément
mal à l'aise que pendant ces expéditions qui
vous laissent face à face et ventre à ventre avec un compagnon de voyage
qu'on ne vous a même pas présenté et dont il faut subir la présence
inopportune pendant trente-cinq à quarante secondes,
pour peu que lui aussi aille au septième.
Ainsi, hier soir, cauchemar :
avant même le lancement de la cabine, qui était prévu aux alentours du
moment où l'un ou l'autre déciderait d'appuyer sur le bouton de commande
automatique de l'appareil, je devinais d'emblée qu'il ne me faudrait
attendre de cet homme, nulle tendresse, nulle chaleur humaine, rien de
ces petites attentions délicates partagées qui font le charme des randonnées
amicales.
De mon côté, je ne me sentais en rien poussé vers lui.
L'idée ne
m'effleura même pas de partager avec lui ma passion pour les chroniques de
Vialatte et les bordeaux vieux, ou mon mépris pour le football et
les endives braisées, ou alors il faut
mettre très tès peu d'eau, afin que l'endive "transpire" un maximum, et
relever le plat d'une pincée de poivre vert moulu qu'on aura soin de
saupoudrer en toute fin de cuisson, afin de n'en pas épuiser le fumet.
Entre cet homme et moi, le malaise s'installa dès l'instant du
décollage.
Alors que je pointais l'index vers le bouton "7", dans le but de
faciliter
le déclenchement électronique destiné à provoquer l'ascension de la
cabine,
dont une surpression hydraulique maintenait jusque là l'adhérence
au sol, le bougre eut la velléite d'en faire autant.
Si bien que nos
mains
se frôlèrent assez sottement près du tableau de bord.
Aujourd'hui
encore, je
n'évoque pas sans rougir la consternante banalité du dialogue qui
s'ensuivit :
- Ho.
- Ah, euh.
- Hin, hin, hin.
- Quel étage ?
- Septième.
- Moi aussi.
- Hin, hin, hin.
- Hin, hin, hin.
Le décollage, cependant, s'effectua sans histoire.
Nous avions presque
dépassé le premier étage
quand je sentis que son regard était posé sur moi.
Je tournais alors le
mien vers lui, afin de l'inciter tacitement à détourner les yeux.
Ce qu'il fit, dans un
mouvement de menton qui le contraignit presque aussitôt à regarder le plafond de la cabine avec
fixité, attitude qui augmenta
encore le ridicule de la situation dans la mesure où il n'y avait
strictement rien à voir sur le plafond, dont la totale platitude n'était
pas
sans évoquer les plus belles pages d'Henri Bordeaux.
Afin de dissiper notre gêne qui devenait presque intolérable aux abords
du troisième étage, je tentais de siffler, à bouche chuintée, les trois
premières mesures du refrain des "Feuilles mortes" de Prévert et Kosma,
poursuivant dans cet effort le double but d'égayer musicalement notre
habitacle et de faire croire à mon compagnon que je ne ressentais pas la
tension angoissante de ce moment terrible.
Malencontreusement, l'homme
dut faire exactement le même raisonnement, et se mit simultanément à
fredonner "Le petit Quinquin" dans un murmure timide mais parfaitement distinct.
Quoiqu'à peine audible, la cacophonie scandaleuse qui en résulta
m'atteignit comme un camouflet au niveau du quatrième.
Une bouffée de désespoir
existentiel m'envahit.
La vie m'apparut soudain plus
vaine et la fraternité humaine plus improbable.
Je portais
instinctivement ma main à ma bouche pour y étouffer un toussement volontaire, destiné à
créer la diversion, comme disent les commentateurs de matchs de
football, dont le quotient intellectuel n'atteint qu'exceptionnellement le chiffre
de la température anale, mais hélàs, dans ce geste de bienséance banale, je
heurtais légèrement, d'un coude hardi, la zone periombilicale du gilet
de l'autre, qui me tourna immédiatement le dos, dans un mouvement
d'autoprotection instinctive, auquel me semble-t-il, il faut ajouter un
irrépressible besoin de me masquer son trouble et d'empêcher aussi la
reprise inévitable du dialogue déjà entrepris avant le lancement : ho,
euh, hin, hin, hin.
Je dis "mais hélàs", car à l'issue de ce demi-tour
spontané, et compte tenu de l'étroitesse de la cabine, cet homme et moi nous
retrouvâmes, malgré la solennité incontestable de nos costumes croisés
et le
sérieux de nos attaché-cases, dans la position équivoque de la sodomie
verticale.
Aussi inébranlables soient la virulence habituelle et la force
tranquille dont s'honore mon hétérosexualité latente, malgré aussi la virilité de
la nuque rase, et la forte senteur de tabac gris qui émanait du cadre
supérieur auquel j'étais ainsi accolé, j'en vins à prier Dieu de m'épargner la
honte suprême d'une involontaire érection, toujours à craindre en cas de
contact intempestif entre deux chairs humaines vivantes.
Une telle manifestation
de ma sanguinité n'aurait fait qu'ajouter encore au grotesque de la
situation, notamment à l'approche du septième ciel, alors même que l'idée de
partager
la vie de cet homme, ne fût-ce qu'une seconde de plus, me paraissait
absolument intolérable.
Pour comble de misère, je compris, quelques instants après
l'atterrissage,
que cette personne était l'homme avec lequel j'avais rendez-vous pour
aller visiter sa cave à vin, dont il voulait céder quelques grands crus au
plus offrant.
Nous reprîmes l'ascenseur.