Un jour j'étais
en train d'enfoncer un clou dans le mur.
Il y a un type qui passe, il me
dit:
- "Pourquoi vous enfoncez ce clou ?"
Je lui dis:
- "Moi, je n'ai pas d'explications
à vous donner !
J'enfonce un clou, j'enfonce un
clou !"
Le type me dit:
- "Moi, j'aime bien savoir pourquoi..."
- "Je n'ai pas à vous dire
pourquoi... J'enfonce un clou, j'enfonce un clou, c'est tout ! bon !"
Et je continue d'enfoncer mon clou.
Je l'avais presque enfoncé,
et il ne me restait plus que ça,
un centimètre quoi.
Le type sort une tenaille
et il arrache le clou !
Je lui dis:
- "Pourquoi arrachez-vous mon clou ?"
- "Je n'ai pas d'explications à
vous donner, moi !"
- "Je voudrais bien savoir pourquoi ?"
- "Je n'ai pas à vous dire
pourquoi..."
Il est fou, ce type !
C'est une histoire insensée,
non ?
Je suis en train d'enfoncer un
clou,
un type arrive avec une tenaille
et il arrache le clou !
Bon... Je ne veux plus penser à
ça,
parce que ça devient une
idée fixe !
Enfin...
(Il désigne la scie qu'il
tient à la main.)
Ça, c'est une scie que j'ai achetée
à un monsieur qui sciait
sa femme
en deux dans les foires...
Il enfermait sa moitié dans
une caisse,
il sciait sa caisse en deux et
la moitié de sa femme tombait dans la sciure !
Et un jour...
sa moitié est partie avec
la caisse !
Alors, il m'a vendu la scie...
parce que c'était le clou
de son numéro.
(Il revient à sa marotte.)
J'ai quand même le droit
d'enfoncer un clou
sans être obligé de
dire pourquoi
j'enfonce un clou ?
S'il voulait arracher un clou,
il n'avait qu'à commencer
par en planter un,
et, après, il l'aurait arraché,
ce clou !
Il n'avait pas à arracher
mon clou à moi !
Qu'est-ce qui va arriver ?...
C'est que je n'oserai plus planter
un clou, moi !
Hé ! Si c'est pour être
là à surveiller
s'il y a quelqu'un avec une tenaille
pour me l'arracher. Ah non ! Non !
Ça revient, hein ?
Ne parlons plus de ça !
(Il va pour jouer de la scie...
mais revient à son clou.)
Ce n'est pas la question du clou,
hein !
Des clous, j'en ai !
Mais, celui-là, j'y tenais !
C'est un clou que j'avais ramassé
tout rouillé, tout tordu.
Je l'avais redressé de mes
propres mains.
Après, je pouvais lui taper
sur la tête
comme un forcené, il ne
déviait pas d'un pouce !
Alors, quand il fallait planter
un clou,
je plantais celui-là.
J'ai toujours enfoncé le
même clou...
pas à la même place,
mais le même.
Peut-être qu'à force
d'enfoncer le même clou,
on finit par s'y accrocher ? C'est
possible...
Et un type arrive avec une tenaille
et il arrache mon clou !
Sans me donner d'explications !
Si encore il m'avait dit
pourquoi il l'avait arraché,
ce clou...
Moi, je lui aurais bien dit pourquoi
je l'avais planté, finalement !
Si seulement... je m'en souvenais !
Hé ! ça fait longtemps
de ça...
Ça remonte tout de même
à vingt-cinq ans, cette
histoire !
Allez ! Je ne veux plus penser à
ça...
Je deviendrais marteau !
Bon !
Je vais vous scier un tube !
Enfin...
Je vais vous jouer une scie !
(Tout en jouant un morceau sur
sa scie, il marmonne:)
- "Je n'en ai plus enfoncé
depuis, hein !
Ça été fini !
Ça été le dernier
clou...
Ça m'a coupé l'envie d'enfoncer
un clou...
Vous verrez, vous, si vous enfoncez
un clou et qu'il y ait un type
qui arrive... avec une tenaille..."
(c) Raymond Devos